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PHILIPPE PISSIER ARCHIVES (PPA)
24 juin 2009

L'art contemporain et la question de la censure

Lundi 1er octobre 2001, Peuples et culture, Paris

Atelier de travail animé par Chantal CUSIN-BERCHE - DAC et Olivier BLANCKART (Le Collectif)

Dans le cadre de la préparation du prochain Congrès interprofessionnel de l'art contemporain, un atelier sur la censure dans l'art s'est tenu le lundi 1er octobre au sein de « Peuples et Culture » à l'initiative d'Olivier BLANCKART (Le collectif).

Etaient présents :

Olivier BLANCKART, Collectif « les artistes »
Elisabeth CAILLET, Collectif Culture
Olivier CHUPIN, directeur du FRAC Poitou-Charentes
Chantal CUSIN-BERCHE, présidente de l'association des directeurs de centres d'art - DCA, présidente du CIPAC
Jean DAVIOT, collectif « les artistes »
Christophe DOMINO, Association internationale des critiques d'art ­ AICA (section France)
Christophe LAPLACE-CLAVERIE, Peuples et culture
Eléonore LE BRUN, CIPAC
Thierry MEYSSAN, Réseau Voltaire
Claude ROUOT, Collectif Culture

Si nous vous livrons la quasi intégralité des propos tenus lors de cet atelier, nous vous demandons de bien vouloir considérer ces propos comme la transcription synthétique de discussions non écrites.

____________________________

Elisabeth CAILLET : Nous allons réfléchir sur les stratégies à mettre en place afin de reposer la question de la censure dans l'art contemporain, et de développer une action efficace. De plus, suite à la demande d'artistes, ou plus récemment, de commissaires d'expositions, se pose le problème du rôle de l'Etat : dans les cas de censure tels que « Présumés Innocents » 1, ces personnes ont demandé de l'aide à l'Etat pour les frais de justice. Or, la position officielle de la délégation aux arts plastiques est la défense des fonctionnaires et non celle des membres privés, d'où la défense de Marie-Laure BERNADAC mais pas celle de Stéphanie MOISDON-TREMBLAY, les deux commissaires de « Présumés Innocents ». Quid d'Henri-Claude COUSSEAU, fonctionnaire territorial ?

(Arrivée de Thierry MEYSSAN)

Olivier BLANCKART : Je vous présente Thierry MEYSSAN, qui est le fondateur du réseau Voltaire pour la liberté d'expression, créé suite à l'adoption de l'amendement dit JOLIBOIS (art 227-24) dans le Nouveau Code Pénal (NCP). C'est l'association et le groupe de pression qui a le plus d'expérience dans ce domaine, tant au niveau historique et politique, qu'au niveau de l'expertise juridique dans les cas de censure.

(Thierry MEYSSAN explique l'origine juridique et politique de l'article 227-24)

Thierry MEYSSAN : Nous avons suivi en détail la rédaction du NCP en 1993, ainsi que des travaux préparatoires. Cette rédaction s'est terminée de façon bâclée, en raison d'un changement de gouvernement. J'avais particulièrement travaillé sur la disparition de l'incrimination d'atteinte aux bonnes moeurs, avec la conclusion qu'elle n'avait aucun fondement, en raison de l'absence objective de victime. Il est important de connaître la façon dont l'amendement JOLIBOIS a été adopté. Le texte du NCP est arrivé en Commission mixte paritaire, c'est-à-dire suite à une navette parlementaire n'ayant abouti à aucun accord entre l'Assemblée nationale et le Sénat. La commission mixte paritaire est composée de 6 sénateurs et 6 députés, et son rôle est de trouver une conclusion à ce débat. La Droite avait d'ores et déjà annoncé son intention de rejeter le NCP dans sa globalité si des accords n'étaient pas trouvés sur certains points.

Dans ces conditions, vers 2h30 du matin et en l'absence de certains membres de la commission, le sénateur JOLIBOIS a eu l'idée d'avancer un texte, qui sur l'instant, paraissait véritablement symbolique et sans réalité concrète. Cet article 227-24 pénalise « le fait de fabriquer, de transporter, de diffuser (...) un message à caractère violent ou pornographique, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, soit de faire commerce d'un tel message, lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ». Ce qu'il faut savoir, c'est que lors de son adoption, personne, dans la séance, n'avait compris le sens ni la portée du texte. Ils le considéraient comme un système de protection des mineurs, consistant à faire rentrer par la « petite porte » la notion d'atteinte aux bonnes moeurs, mais uniquement circonscrite aux mineurs. Ils estimaient que jamais le procureur de la République n'utiliserait ce texte ; il faudrait vraiment des circonstances exceptionnelles pour qu'une action publique soit engagée.

Ce qu'ils n'avaient pas remarqué, c'est que le sénateur JOLIBOIS avait déplacé le texte : celui-ci n'était plus dans la partie du NCP où se trouvait préalablement l'atteinte aux bonnes moeurs, mais dans celle traitant de la protection des mineurs. Cette différence change radicalement la procédure pénale : dès lors, ce n'est plus seulement le procureur de la République qui peut enclencher l'action publique, mais tous ceux reconnus comme devant participer à la défense des mineurs. Par l'exhumation d'un très vieux texte, les associations familiales ont la possibilité d'enclencher l'action publique, ce qui change complètement le sens du texte : de nombreux lobbies privés peuvent se livrer à une guerre de harcèlement. Quand nous avons réalisé la portée du texte, nous en avons avertis les parlementaires, mais malheureusement, il était trop tard. Le président de la commission mixte paritaire a lui-même dénoncé ce texte ; beaucoup de parlementaires présents ont considéré qu'ils s'étaient faits piéger, et qu'on ne pouvait pas interpréter le texte de la manière dont JOLIBOIS le présentait.

En effet, en droit français, lorsqu'il y a un doute sur l'interprétation d'un texte de loi, on doit se référer aux débats parlementaires pour comprendre la volonté du législateur. Or la commission mixte paritaire ne publie pas ses débats, il s'agit de séances closes. Ensuite, l'Assemblée nationale a voté, d'une manière collective, l'adoption de la totalité du NCP. Il n'y a donc jamais eu de débat sur cet article. En l'absence de débat, comment doit-on interpréter cette loi ?

Premièrement, quelle est la signification de l'injonction « ou » dans l'article : « un message à caractère violent ou pornographique, ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine » : s'agit-il d'un « ou » inclusif ou exclusif ? Dans les premières affaires, les magistrats ont considéré que l'une des 3 conditions suffisait. Puis, se rendant compte du ridicule du texte, plusieurs tribunaux en ont exigé au moins deux, voire les trois, dans un souci de restriction de l'application.

Ensuite, qu'entend-on par « lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur » ? C'est très vague. En fait, cela concerne tout ce qui n'est pas diffusé dans des circuits exclusivement réservés aux majeurs, c'est-à-dire des sex-shops et des cinémas pornographiques.

Comme par hasard, dans les deux jours qui ont suivi l'entrée en vigueur du NCP, le 1er mars 1994, une vague de plaintes a été déposée sur le fondement de cet article, par des associations de bons pères de famille, dont les enfants avaient été « extrêmement choqués » par la vue de quelque chose, notamment par le best-seller de Jacques HENRIC, dont la couverture reproduisait « L'origine du monde » de COURBET.

Olivier BLANCKART : J'ouvre une parenthèse pour préciser que cette compilation des articles du NCP traitant la pornographie que nous avons sous les yeux provient par exemple d'un site Internet d'une association de chrétiens ultra-fondamentalistes d'origine américaine. Sur ce site, non seulement on prêche au lecteur les dangers de la pornographie pour les jeunes mais également on explique, articles du code à l'appui, comment utiliser la loi pour arriver à ses fins, c'est-à-dire, chaque fois que c'est possible, l'interdiction d'oeuvres pornographiques, au sens où ces personnes l'entendent.

Thierry MEYSSAN : Nous étions au courant de ces actions : nous suivions certaines publications d'associations d'extrême droite, qui se réjouissaient d'avoir enfin le texte qu'elles voulaient. Elles étaient épaulées par un collectif de juristes d'extrême droite, et par une coalition menée par la non-encore célèbre député Madame BOUTIN. Tout cela pour montrer que cette opération était très concertée.

Claude ROUOT : Quant au sénateur JOLIBOIS, était-il totalement naïf, totalement manipulé ou totalement complice ?

Thierry MEYSSAN : Totalement complice.

Olivier CHUPIN : Les membres de la commission ont-il réagi au fait qu'ils aient été malmenés ?

Thierry MEYSSAN : Quand ils ont réagi, il était trop tard. Je connais plusieurs des parlementaires qui y étaient, et, cette nuit-là, ils n'y ont vu que du feu ! Le président de commission, Michel PEZET, alors député des Bouches-du-Rhône, s'est déclaré indigné et a demandé l'abrogation immédiate. Et Monsieur TOUBON 2 lui-même a écrit un article dans Le Monde dénonçant ce texte. La droite s'est trouvée dépassée par sa droite extrême.

Ensuite, pour faire appliquer ce texte, ces associations se sont bien gardées de commencer par des affaires susceptibles de mobiliser l'opinion publique, afin d'installer la jurisprudence. Elles se sont rendues compte que s'attaquer au livre était une mauvaise idée, en raison d'une sorte de sacralisation du livre en France, ce qui n'est pas le cas de la presse en kiosque. Elles se sont donc intéressées en premier lieu à la presse satirique, aux journaux de charme, à des revues de cinéma « gore ».

Concernant notre action au sein du réseau Voltaire, pendant ces sept dernières années, nous avons proposé aux personnes poursuivies de les aider dans leur défense. Un tiers des personnes a accepté notre aide. La majorité restante préférait s'expliquer d'elle-même, considérant que ce qu'il leur était reproché n'était pas répréhensible, ou si peu... Il s'est avéré que chacune de ces personnes défendant que ce qu'il leur était reproché n'était pas si grave, se sont fait condamner. Au regard de ce texte, quasiment tout est répréhensible, à des degrés divers, bien sûr.

Dans les autres affaires, nous intervenons comme témoins, nous racontons devant le tribunal l'origine de ce texte. Nous rentrons dans un autre débat, repris par l'avocat dans sa plaidoirie. Notre démarche est la suivante :

1- il n'y a pas de débats parlementaires,
2- il y a donc un vrai doute quant à l'interprétation,
3- il faut se référer aux conventions internationales, essentiellement la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales,
4- il faut se référer également au préambule de la Constitution de 1789,
5- Conclusion : il est évident que ce texte ne peut pas être appliqué en l'état.

A chaque fois que l'on a exposé ces arguments, le tribunal a conclu qu'effectivement le fait poursuivi tombait bien sous le coup de la loi, mais qu'au regard de principes supérieurs, il ne pouvait pas entrer en voie de condamnation. Il y a donc deux jurisprudences, contradictoires.

Depuis quelques mois, on a remarqué l'application de ce texte au cinéma, alors que jusque-là, il n'y avait pas eu de tentative réelle envers cette discipline. Cette affaire a été menée devant le conseil d'Etat par Monsieur BONNET, magistrat et conseiller de Bruno MEGRET, avec une très grande « subtilité ». En effet, il a mis en cause l'autorisation de la ministre de la Culture de diffuser le film Baise-moi de Virginie DESPENTES, alors qu'il était susceptible de tomber sous le coup de l'article JOLIBOIS. Il a fait valoir devant le Conseil d'Etat quÔil fallait protéger la ministre en raison de cette « erreur ». Raisonnement que le conseil d'Etat a suivi en annulant l'autorisation de la ministre.

La deuxième partie du débat était de savoir s'il fallait conserver le classement X pour ce film, ou lui appliquer une interdiction aux moins de 18 ans. La première alternative implique la diffusion du film dans un circuit spécialisé. Cette marginalisation permet en outre d'appliquer une fiscalité propre, interdisant tout bénéfice au film...dans un souci de moralité. La seconde implique plutôt un souci de protection des mineurs. En pratique, on a rétabli l'interdiction aux moins de 18 ans pour Baise Moi, diffusé par Marin KARMITZ, proche du premier ministre, tout en conservant le classement X, ce qui est un peu bancal. On s'aperçoit alors que le souci n'est pas tant la protection des mineurs, que l'ordre moral. Dès lors, on peut prévoir que c'est le classement X qui va être appliqué. Cet exemple risque de rendre frileux les producteurs, dans la mesure où leur film peut être classé X.

(discussion)

Jean DAVIOT : Mais il y a une telle poussée en ce moment du côté des artistes, des cinéastes, des auteurs, et de l'opinion publique qu'il va y avoir un recul de la censure !

Thierry MEYSSAN : Cette affaire est typique de l'histoire de France : au cours des siècles, à aucune période la censure n'a été abrogée. La tolérance s'est exprimée dans l'application plus ou moins sévère de la censure, selon l'acceptation de l'opinion publique. Devant une poussée comme celle dont vous parlez, il est possible qu'en effet la censure recule, peut-être même beaucoup. Mais je doute que ceci suffise à abroger ce type de dispositifs. Il y a parfois des relâchements d'un côté, mais avec un renforcement de l'autre.

Par exemple, Madame GUIGOU a fait voter, lorsqu'elle était Garde des Sceaux, un texte qui étend aux publications numériques la loi de 1949 sur la protection de la jeunesse. En 1949, la volonté du législateur était de surveiller les publications destinées aux mineurs afin d'empêcher les mouvements de jeunesse de redevenir dangereusement endoctrinés. Le texte qui en a résulté n'a rien a voir : aujourd'hui, une commission de censure, siégeant au ministère de la Justice, examine non seulement les publications destinées à la jeunesse, mais en pratique presque seulement celles destinées aux adultes ! De plus, au lieu de rechercher un conditionnement politique ou religieux, elle ne s'attache qu'à la pornographie.
Elle transmet ses avis au ministère de l'intérieur qui interdit alors des publications par simple décret.

Olivier BLANCKART : Ainsi, quarante ans après, « L'épi monstre » le roman de Nicolas GENKA s'est vu confirmer cette année encore son interdiction de publication ­ remontant à 1964 - sous prétexte de la protection de la jeunesse !!! En effet, si un garçon de huit ans lit « L'épi monstre »... Car enfin ! Ce roman peut être qualifié de tout sauf de livre pour enfants !!!

Thierry MEYSSAN : L'administration ne se déjuge jamais. De plus les périodes de troubles, comme celle que nous vivons actuellement, sont peu propices à la défense des libertés individuelles.

Olivier BLANCKART : Pour revenir à l'amendement JOLIBOIS et à la censure en général : quelles sont nos chances de faire progresser la question ? Parce que notre pétition (Baise Moi (pas) ! la Pétition Nationale contre la censure dans l'art initiée par le collectif Les Artistes) aborde plusieurs problèmes : d'une part on demande la suppression de l'amendement JOLIBOIS, mais on dénonce également des décisions arbitraires de maires ou de présidents de conseils généraux, qui, considérant par exemple que McCARTHY est pornographique, font fermer ou tentent de faire fermer des expositions. C'est pourquoi nous demandons que soit créé un délit d'atteinte à la vie artistique : quiconque porterait atteinte autoritairement à une oeuvre d'art ou à une exposition qui est aussi, en soi, une production intellectuelle, commettrait un délit. S'agissant plus particulièrement de l'amendement JOLIBOIS, Pensez-vous, avec la perspective prochaine des élections présidentielles, que l'on sera en mesure de demander au législateur de déplacer cet article pour que cesse la cause du trouble ?

Thierry MEYSSAN : Il me semble que le déplacement de ce texte, pour qu'il revienne sous la seule responsabilité du procureur, reste une demande tout à fait envisageable et efficace. Concernant l'atteinte à l'expression, il existe déjà un texte, dans le NCP, sur l'entrave à la liberté d'expression. Il n'est appliqué à ce jour que pour des affaires syndicales, au point que chacun est persuadé qu'il dépend du code du travail. Dès lors, appliquons-le ! Pour le moment, aucune personne, victime de censure par un maire ou autre, n'a cherché à porter plainte sur ce fondement.

Jean DAVIOT : Le problème, c'est que lorsqu'une exposition a été interdite, le dommage existe déjà par le seul fait qu'elle n'ait pu accueillir de visiteurs.

Thierry MEYSSAN : Interdire l'accès de l'exposition aux mineurs est la seule protection contre l'interdiction fondée sur l'art 227-24.

Olivier CHUPIN : Dans notre cas, le maire d'Angoulême avait pris un arrêté pour interdire l'exposition, que le préfet a refusé de contresigner : il n'a donc pas pu s'appliquer. Il y a eu alors un arrangement avec le président du FRAC, pour que l'exposition 3 soit réouverte au public, à l'exception des mineurs même accompagnés. Le problème, c'est qu'il n'y pas eu de relais de la presse quant à cette réouverture. Dans l'esprit du public, elle était toujours fermée. Dans cette affaire, il n'y a pas eu de décision de justice car il n'y a eu de plainte d'aucune des deux parties. Pour cette raison, dans la polémique actuelle sur la censure, il n'est jamais question de notre cas.

Chantal CUSIN-BERCHE : Nous savons aussi que La Poste a parfois refusé d'envoyer en nombre des cartons d'invitation, craignant d'avoir des ennuis !

Thierry MEYSSAN : La Poste est dans une situation particulière dans la mesure où les envois en nombre sont des envois dits « ouverts » : elle peut être poursuivie en tant que complice.

Je tiens à attirer votre attention sur une jurisprudence de 1975 de la Cour Européenne des Droits de L'Homme, concernant une interdiction d'exposition avec saisie des oeuvres, comme pièces matérielles du délit : la CEDH a considéré que l'on pouvait interdire l'accès aux mineurs, mais pas interdire l'exposition elle-même, et qu'en aucun cas on ne pouvait saisir l'oeuvre. En effet, juridiquement, on ne peut saisir un objet que si son usage est obligatoirement en lui-même un délit ou s'il s'agit d'une preuve à conviction. C'est une jurisprudence dont chacun peut se prévaloir.

Cependant, la CEDH reconnaît le délit de blasphème : elle a reconnu que l'interdiction de diffuser un film 4 , la destruction des copies et de l'original étaient légitimes, parce que la population concernée étant massivement catholique. Ce film posait donc soit disant un problème d'ordre public.

Olivier CHUPIN : Nous glissons ici sur le terrain du droit canon : en ce moment j'y suis confronté, avec une pièce de Philippe RAMETTE, « la mobylette crucifiée », qui est présentée dans une église déconsacrée. Le droit canon ne s'applique donc pas, mais on m'oppose un accord qui aurait été conclu entre l'Eglise et la commune pour qu'il n'y ait pas d'actes blasphématoires.

Elisabeth CAILLET : Se pose également la question suivante : que cherche-t-on, en tant qu'institution culturelle, quand on met en place ce genre d'expositions ? L'intérêt est-il de provoquer jusqu'à ce qu'il y ait une réaction ? Qu'en est-il de l'exposition McCarthy à la Villa Arson ? Personne ne la visite ! En tant que fonctionnaires, nous avons une responsabilité. Qu'est-ce qui relève du service public ?

Olivier CHUPIN : Je pense que l'auto-censure regarde chaque programmateur. Mais je suis contre le fait qu'il faille assumer une provocation à chaque fois que l'on a un doute de censure ou de morale ! On doit pouvoir montrer une palette la plus large des artistes qui existent.

Elisabeth CAILLET : Mais ce qui est important, ce n'est pas seulement de montrer, mais d'expliquer ce que l'on montre. Il ne suffit pas d'interdire aux moins de 18 ans, des adultes peuvent être tout aussi bien choqués par McCarthy !

Claude ROUOT : Je pense qu'il faut s'arrêter un moment sur la question du blasphème : c'est quelque chose de ressenti par l'autre comme quelque chose de très violent : on ne peut pas nier que certains puissent avoir des croyances.

Olivier BLANCKART : Les oeuvres « d'art moderne » sont pour ainsi dire « par tradition » des oeuvres qui portent la critique. il existe en permanence des oeuvres blasphématoires, violentes, l'histoire de l'art, les musées en sont pleins. Le problème se pose quand on territorialise, en quelque sorte, les oeuvres d'une manière particulière dans le dispositif de l'exposition : une mobylette sur une croix ne devient problématique que lorsqu'elle apparaît dans une ancienne église.

Jean DAVIOT : Tout le problème de la censure réside en l'intervention d'un tiers dans notre travail d'artiste. De la même manière, l'Etat ne peut déterminer s'il peut montrer cet artiste et pas celui-là.

Elisabeth CAILLET : Je suis d'accord ! Je pense que l'on peut montrer, mais en expliquant ! Je défie quiconque n'étant pas dans l'art contemporain de comprendre l'exposition de McCarthy à la Villa Arson.

Olivier CHUPIN : Il y a tout de même un glissement : nos structures ont été créées pour offrir une visibilité à des oeuvres qui n'en avaient pas. Aujourd'hui, on est dans une logique pédagogique : il faut à la fois montrer des artistes comme McCarthy et à la fois faire en sorte que les enfants de 8 ans comprennent l'art ! Ce n'est pas toujours compatible.

Thierry MEYSSAN : En fait, trois problèmes sont posés en permanence par la censure : Premièrement, certaines personnes doivent-elles en protéger d'autres ? Nous pouvons admettre que les adultes décident pour les mineurs, mais nous ne pouvons pas admettre que des adultes décident pour des adultes. Deuxièmement, dans une société démocratique, la liberté d'expression n'est pas le signe de la démocratie, mais son préalable : ce n'est pas « j'ai le droit de m'exprimer parce que nous sommes en démocratie », mais bien « nous ne serons en démocratie que si j'ai le droit de m'exprimer ».

Claude ROUOT : C'est une vision très rationaliste !

Thierry MEYSSAN : C'est le préambule au débat. Troisièmement, notre pays a le fantasme de prétendre qu'il serait une République, c'est-à-dire que le lien social serait le contrat social, et non pas l'appartenance à un groupe social. Dès lors les références religieuses et autres convictions appartiennent à la vie privée, où elles doivent pouvoir s'épanouir sous la garantie de l'Etat, mais ne doivent pas se confondre avec l'espace public, celui du politique. Nous sommes dans une société de multiples convictions : si nous reconnaissons la répression du blasphème, quelle que soit l'action, un groupe religieux va la considérer comme blasphématoire, et pourra l'interdire. De son point de vue, il aura tout à fait raison.

Nous savons très bien que toute idée de blasphème envers l'Islam ou le Judaïsme serait aujourd'hui intolérable car s'y ajouteraient des notions de discrimination ou de racisme. Mais le choc peut être ressenti dans l'autre sens par un laïc, face aux cérémonies oecuméniques actuelles, mais ce point de vue n'est jamais défendu.

Claude ROUOT : Deux solutions s'offrent : soit, en s'appuyant sur les notions de démocratie, de république, et de laïcité, on décide de poser les bons principes, soit on reconnaît des altérités et on négocie en fonction.

Thierry MEYSSAN : La seule règle acceptable par tous est la laïcité. Les britanniques ont une loi sur le blasphème datant d'Henry VIII, et qui protège l'Eglise anglicane seule. Ainsi un film pornographique 5 a été interdit à sa demande. Mais dans la même période, Salman (Les versets sataniques) faisant l'objet d'une fatwa pour blasphème aux yeux de certains musulmans, avait trouvé asile en Grande-Bretagne. Il ne pouvait pas être poursuivi pour blasphème par la communauté musulmane anglaise, vu que la loi sur le blasphème ne protège pas l'islam. Cet état de chose va peut-être évoluer, en même temps que la remise en question de la cérémonie de couronnement, avec la volonté d'y associer toutes les convictions religieuses.

Christophe DOMINO : Apparemment, chacun semble admettre que fixer une mobylette sur une croix est un acte blasphématoire. Mais comment se juge le blasphème ?

Thierry MEYSSAN : L'Episcopat, se voyant débordé par sa droite extrême, a créé sa propre association, officielle, dont le rôle est d'intenter des procès quand elle pense qu'il y a blasphème. Jusqu'à présent, tous ces litiges ont été réglés à l'amiable, grâce à de (très) généreuses donations au Secours Catholique de la part des « blasphémateurs », soit disant en dehors de tout accord entre les parties. C'est proche du racket...

Claude ROUOT : Mais l'Etat est garant des libertés !

Jean DAVIOT : C'est un problème de politique de fond. A partir du moment où la Gauche ne prend pas ses responsabilités de défense des libertés publiques, on se demande qui, dans ce pays, peut le faire.

Olivier BLANCKART : Tout cela est lié à un problème de fond historique, c'est à dire l'évolution du secrétariat d'Etat aux beaux-arts de jadis vers le ministère de la culture actuel.

Jean DAVIOT : Auquel on a associé la communication, ce qui est une hérésie totale pour nous, artistes ! Culture et propagande !

Olivier BLANCKART : Suivant cette évolution sémantique du nom, nous constatons qu'il y a de plus en plus de culture et de moins en moins d'art dans ce ministère. Or, l'art au XXème siècle s'est inscrit dans une tradition de critique, donc cela crée des heurts.

Christophe DOMINO : Mais dans ces affaires de censure, c'est rarement directement l'artiste qui est au coeur de la cible, mais plutôt le diffuseur, institution ou association.

Olivier BLANCKART : Oui mais à la fin, c'est toujours l'artiste qui paye ! Par exemple, en 1999, au retour de la Biennale de Venise, j'avais remisé temporairement et bâché dans un endroit très discret du parc de la Cité Internationale des Arts où je résidais, mon bateau-phallus, le « BURAKUMARU », long de 3,5m. En mon absence il a été purement et simplement détruit par les services de la Ville de Paris sur ordre ­ bien qu'on ne pourra probablement jamais le prouver ­ de la directrice de la Cité Internationale des Arts. Dans ce cas, c'est bien l'institution qui censure, et de la manière la violente imaginable : la destruction de l'oeuvre !

Christophe DOMINO : La question posée par Elisabeth, à savoir comment chacun dans le milieu peut se positionner par rapport à ce problème de censure et d'ordre public, est primordiale. Où se situe la responsabilité du diffuseur, vis-à-vis des artistes et de la société ? C'est une question essentiellement posée à l'appareil culturel. Il faut faire le point sur ce qu'on a en commun, et que tout cela soit orienté vers le principe des libertés de l'artiste.

Olivier BLANCKART : Je citerai encore un autre exemple : Daniel SCHILLIER a vu l'une de ses oeuvres utilisées dans un tract du Front National pour illustrer « L'art dégénéré ». Il a assigné le FN et a gagné son procès, le FN étant condamné à 1FF de dommages et intérêts . Encore que SCHILLIER ait « gagné aux dépends ». Certes, donc, il a bien obtenu gain de cause, mais il a dû assumer sur ses deniers 30 000 FF de frais d'avocat plus les frais de procédure des dépends qui ont été révolus à sa charge par le juge. En revanche, le FRAC de Franche-Comté, qui était le propriétaire, c'est à dire le conservateur matériel de l'oeuvre en cause (l'artiste étant le détenteur du droit moral) a invoqué un hypothétique devoir de réserve et n'a absolument rien fait pour soutenir l'artiste. Il y a donc, dans un cas comme celui-là, une inversion complète des positions de l'artiste et de l'institution. Ce qui explique finalement l'irruption de collectifs comme le nôtre sur des terrains politico-institutionnels et non plus seulement artistiques.

Olivier CHUPIN : Il y a une explication : on peut parfois donner toutes les explications possibles sur l'oeuvre, si en face, il y a une association qui est déterminée à faire interdire l'oeuvre, ça ne servira à rien. Les explications ont toujours une limite.

Elisabeth CAILLET : Dans le cas de « Présumés Innocents », ce qui a été contesté, c'est le fait que l'avertissement ait été placé après la caisse d'entrée.

Olivier CHUPIN : Mais ce qu'on entend par « explications », est-ce un tel avertissement, ou est-ce commenter à un enfant l'oeuvre de McCarthy ?

Jean DAVIOT : Je ne suis pas sûr qu'il y ait un devoir de pédagogie envers l'oeuvre de McCarthy...

Olivier CHUPIN : Ca dépend, pour Mike KELLEY, nous avons fait une pédagogie qui a très bien marché.

Olivier BLANCKART : McCARTHY agit pour provoquer, pour démonter les mythes de la société américaine, il n'y a aucune raison que cela crée du consensus... Si on explique son oeuvre, provocatrice par définition, avec des termes adaptés aux enfants, on la vide de sa substance.

Jean DAVIOT : Ce qui est plus grave, c'est notamment ce que nous a dit Rodolphe STADLER, qui avait organisé des expositions dans les années 70, notamment sur le travestissement : il affirme qu'il serait aujourd'hui dans l'impossibilité de remonter cette même exposition. En vingt ans, il y a donc eu une régression objective des libertés publiques.

Olivier CHUPIN : A propos des notions privé/public, il faut souligner le cas des FRAC et centres d'art, en tant que structures de droit privé, avec fonds publics. Notre situation est très ambiguë : on pourrait agir comme des galeries sans réels comptes à rendre quant aux choix artistiques, mais en même temps, on s'entend dire qu'il faut donner des explications, faire de la pédagogie. Dans un certain sens on nous demande de mieux faire notre travail culturel et moins bien notre travail artistique. De plus, une aide juridique peut être proposée (par les services de l'Etat, la DAP) aux fonctionnaires attaqués mais pas aux salariés d'associations. Soit on est fonctionnarisés et nos structures sont institutionnalisées, soit l'association doit pouvoir agir comme elle l'entend dans ses choix.

Olivier BLANCKART : Dans notre pétition, nous n'avons pas fait de différence entre l'atteinte à une oeuvre et l'atteinte à une exposition. Mais dans les faits on peut distinguer trois types de censure :
- la censure de facto exercée par l'existence même de l'institution, qui décide ce qui peut être montré et ce qui ne peut pas l'être,
- la censure légale qui s'appuie sur l'article JOLIBOIS,
- la censure arbitraire, exercée par un responsable de collectivité politique.
Pour des raisons intellectuelles, politiques et artistiques évidentes, notre pétition ne pouvait traiter que de la deuxième et troisième forme de censure. En revanche, par soucis de cohérence politique nous avons demandé dans notre pétition que l'Etat prenne concrètement à sa charge la défense des oeuvres, des artistes et des institutions en cause dans une affaire de censure, dès lors qu'à un titre ou à un autre ceux-ci auraient bénéficié de subventions émanant de l'Etat.

Claude ROUOT : Je pense qu'il y a deux actions cohérentes à mener : agir pour le déplacement de l'article JOLIBOIS, et faire en sorte qu'en attendant, la jurisprudence la plus favorable soit appliquée. Dès lors que l'article 227-24 sera déplacé, la grande majorité des affaires actuelles n'aura plus lieu d'être. C'est une demande auprès de l'Etat d'être plus garant des libertés.

Olivier CHUPIN : Il ne faut pas oublier non plus les mécanismes produisant de l'auto-censure, aussi bien dans les secteurs public que privé. Le salarié est tributaire de l'instabilité de son emploi, le fonctionnaire peut, lui, être dirigé vers un autre service. Arrive un moment, après « la mobylette crucifiée », McCARTHY et d'autres, où l'on se pose des questions quant à l'opportunité d'une nouvelle exposition. Et c'est exactement le but que recherchent ces associations qui intentent des procès.

Chantal CUSIN-BERCHE : C'est tout le paradoxe de notre situation en tant que centres d'art ou FRAC, créés comme des espaces de liberté et d'action : aujourd'hui, il est question de rétablir la liberté à travers des lois et des statuts.

Olivier CHUPIN : Cela atteint même notre propre milieu où l'on insinue que l'on met en place telle exposition pour se faire remarquer et relancer l'intérêt de la presse...

Olivier BLANCKART : Thierry MEYSSAN, vous paraît-il envisageable par le moyen de la loi, de sanctuariser les oeuvres de l'esprit, les rendre difficilement attaquables, et de donner ainsi aux artistes et aux institutions des moyens juridiques pour se défendre en cas d'attaque. Par exemple, un maire, sachant qu'il s'exposerait à des astreintes journalières en cas de décision de censure renoncerait probablement à ses tentatives.

Thierry MEYSSAN : Suite à la déclaration des droits de l'homme en 1789, le fondement de notre système est bien la reconnaissance de la liberté d'expression. Mais il n'a jamais été complètement appliqué. Dès lors, consacrer dans la loi un moyen de pénaliser ceux qui attentent à un principe aussi fondamental que celui-là, me paraît une garantie extraordinaire pour l'ensemble des libertés. Il existe un délit d'entrave à la liberté d'expression, qui n'a malheureusement jamais été invoqué dans ce sens. On risque de vous l'opposer.

Olivier BLANCKART : Ce que dit la ministre de la culture est très inquiétant 6 : « On ne peut pas bâtir d'arsenal politico-etc...qui mette à l'abri de la folie des hommes »... Mais la loi est faite pour çà ! Je ne comprends pas qu'un ministre puisse tenir de tels propos.

Christophe DOMINO : Ce qui était frappant lors de cette interview, c'est qu'elle s'y exprimait presque plus en tant que personne privée qu'en tant que ministre. C'est très proche de ce qu'elle pense vraiment. C'était une des premières fois où elle s'exprimait sur les arts plastiques. C'est la base essentielle de la position de la ministre sur l'art !

Elisabeth CAILLET : Quid du CIPAC ?

Christophe DOMINO : Il ne faut pas que ce soit une action des artistes seuls, mais une action générale, c'est un enjeu politique commun.

Olivier BLANCKART : La pétition contre la censure aujourd'hui a recueilli plus de 500 signatures, incluant celles des personnalités culturelles. Il y a eu un véritable suivi des média, aussi bien écrits qu'audiovisuels. Mais la DAP, quant à elle, nous a répondu qu'en l'état actuel, elle préférait de ne pas réagir !

Jean DAVIOT : On pensait qu'ils seraient les premiers à réagir, et à approuver, car il y a un véritable mouvement.

Chantal CUSIN-BERCHE : Il faut que nous arrivions, avant le congrès, à une déclaration écrite reprenant nos revendications.

Thierry MEYSSAN : De notre côté, nous avons demandé l'abrogation pure et simple de cet article, mais nous avons échoué. Aucun mouvement politique ne s'y est prêté. On a pensé que les choses pourraient changer en 1997, avec l'arrivée de la Gauche au pouvoir. En l'absence d'échéance électorale immédiate, que pouvaient-ils craindre ? Je pense qu'il ne faut pas poursuivre dans le sens de l'abrogation. Le déplacement de l'article me paraît aujourd'hui une bien meilleure stratégie, en affirmant que c'est juste une question de procédure : la protection de la jeunesse est une notion tellement importante qu'elle doit rester du ressort du Procureur de la République et non pas de celui de simples associations...

Olivier BLANCKART : Il me semble qu'à l'issue du CIPAC, forts des réflexions et propositions qui en découleront, et de la pétition du collectif « les artistes », il faudra demander à être reçus à Matignon et au président de la commission des lois à l'Assemblée Nationale.

Elisabeth CAILLET : Il est indispensable d'avoir l'appui de députés également.

Claude ROUOT : Dans le cadre de la décentralisation et du partage privé/public, je pense qu'on ne peut plus attendre de l'Etat qu'il soit gérant en direct, il peut, en revanche, être garant avec d'autres.

Christophe DOMINO : Mais ces actions peuvent-elles être poursuivies par le CIPAC, après le congrès ?

Elisabeth CAILLET / Chantal CUSIN-BERCHE : Oui, tout à fait. C'est dans cette optique que l'on désire mettre en place un observatoire de l'art contemporain, dans le prolongement du CIPAC.

Transcription synthétique réalisée par Eléonore LE BRUN.

1 Exposition au CAPC de Bordeaux de juin à septembre 2000. Une association, « La Mouette », a entamé une procédure judiciaire au pénal. Les deux commissaires ont été visées, ainsi que la majorité des artistes ayant présenté des oeuvres.

2 Alors ministre de la Culture.

3 exposition de McCarthy au FRAC Poitou-Charentes en 1994

4 adaptation cinématographique de « Le Concile d'Amour » - Tyrol

5 Les extases de Sainte-Thérèse

6 interview de Catherine TASCA par Christophe DOMINO et Fabrice BOUSTEAU sur France Culture, en juin 2001, à l'occasion de la Biennale de Venise

http://www.cipac.net/question_censure.html

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